Il est assez frappant de découvrir que des étoffes produites au XI siècle le sont encore mille ans plus tard. Les gestes, les techniques ont perduré. Cependant, qu’en est-il du sens de l’étoffe ? A-t-elle toujours la même portée symbolique ? Sa fonction est-elle encore identique ? Traverser le temps n’est pas signe d’immuabilité, d’immobilisme monolithique, de permanence rigide. Bien au contraire, perdurer à travers les siècles est une preuve d’adaptabilité protéiforme.
L’usage des étoffes et leur transformation en vêtements sont un prisme pour appréhender les mutations sociales et le rapport à l’histoire collective et individuelle. Du vêtement codifié des sociétés traditionnelles à l’approche récente des créateurs de mode, l’Afrique se raconte, se positionne, s’exprime.
De façon traditionnelle, le vêtement est un marqueur extérieur, visible, du statut social. Dans les régions chaudes, l’habit ne répond pas à un besoin physiologique de se couvrir pour se réchauffer. Il est avant tout porteur de signes.
C’est une expression collective qui dépasse l’individu, qui le précède, qui l’inscrit dans un ordre préétabli. Il indique un lignage, un niveau hiérarchique, une classe d’âge, la célébration d’un événement. C’est une pièce d’identité contenant des messages que tous les autres membres du groupe savent décoder.
Anne Grosfilley
Pas besoin de connaître l’intimité d’une personne pour deviner ses émotions.
Son pagne exprime la souffrance de la jeune excisée, le bonheur de la femme qui vient de donner la vie, la fierté du chasseur initié.
Cette enveloppe textile constitue un double de la personne et la positionne dans la descendance de sa communauté. Par sa fonction socialement utilitaire, le vêtement répond à une codification stricte des motifs et de leur agencement. Le tissu est intrinsèquement lié à l’habit, voire confondu dans le cas du pagne drapé. L’étoffe rectangulaire est en effet formée de l’assemblage de bandes dont le nombre et la longueur varient selon l’usage auquel il est destiné.
Le pagne de la femme mesure autour de 120 x 180 cm, alors que celui des hommes environ 200 x 320 cm.
Les tuniques sont elles aussi élaborées par la couture de bandes, juxtaposées jusqu’à l’obtention de la largeur souhaitée. Le code vestimentaire dépasse littéralement la personne, dans le sens où les mesures du vêtement ne sont pas en adéquation avec sa morphologie mais avec son poids social. Les bords des grands boubous masculins sont alors rabattus sur les épaules pour plus d’aisance.
L’ancrage de ces modèles vestimentaires semble si fort qu’il n’a pas été profondément bouleversé par l’introduction de supports textiles industriels importés d’Europe. L’adoption du basin pour la confection des boubous dans les régions sahéliennes reflète parfaitement ce phénomène : le tissu est simplement plié en deux, et ses lisières originales bordent les pans verticaux de l’habit.
Les coups de ciseaux des tailleurs
Parallèlement aux modèles vestimentaires élaborés dans les zones sahéliennes par ces couturiers-assembleurs de bandes, une autre manière de concevoir les habits se développe sur les zones côtières du Golfe de Guinée, sous l’influence des missionnaires chrétiens.
Ces derniers participent, dès la fin du XIXème siècle, à l’introduction de la machine à coudre. Ils enseignent la confection de robes, en découpant et cousant les étoffes. C’est une approche totalement nouvelle puisque le tissu est taillé. Il n’est plus considéré comme un élément intègre, mais comme quelque chose qui peut être incisée aux ciseaux pour être transformée en vêtement. Ce seront donc de nouvelles matières d’importation qui se prêteront à cette confection, à l’instar des wax et d’autres imprimés venus d’Europe. Il n’est en effet pas envisageable, à cette époque, de découper un pagne tissé, La machine à coudre peut toutefois servir à assembler les bandes par une surpiqûre solide.
Le principal modèle introduit par les missionnaires est appelé communément à la robe mission.
C’est une tenue très ample qui sera diffusée sur de nombreux continents, prenant notamment le nom de à robe popinée en Nouvelle-Calédonie. Son but est de couvrir le corps et de cacher les formes. Cette robe répond à une fonction d’usage de décence et non à une fonction d’estime d’élégance. Dans un contexte d’impérialisme qui impose une légitimité à différents apports d’Occident, cette robe trouve progressivement sa place dans le vestiaire ouest-africain. Elle est l’ancêtre de la kaba camerounaise ou du grand Dakar sénégalais.
Progressivement, elle est aussi raccourcie en corsage pour devenir la camisole à base évasée, portée avec deux pagnes drapés par la femme mariée et respectable. En Afrique de l’Ouest et du Centre, son inscription dans un registre de bienséance, selon la codification sociale, accompagne son acceptation dans une sorte de tradition vestimentaire, même s’il s’agit évi demment d’une «tradition inventée» selon l’expression d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger.
La confection de ces robes et camisoles engendre le développement d’un nouveau : celui des tailleurs. Au sens étymologique. Au cours du XX siècle, les techniques de découpe de tissu précédant le montage du vêtement s’étendent également, en milieu urbain, à la production de modèles occidentaux en tous genres, de la jupe droite à la chemise, de la robe cintrée au pantalon à pinces. Ces vêtements sont cousus sur mesure, ajustés au corps pour souligner les formes. Un clivage marquant distingue alors les tenues traditionnelles, en matières africaines, du style occidental en tissus d’importation.
Ce phénomène s’avère encore plus marqué chez les peuples christianisés qu’auprès des élites musulmanes. Dans les capitales, le costume-cravate devient le dress-code de la réussite sociale. Ceux qui ne peuvent s’offrir une chemise en prêt-à-porter d’Europe ou des États-Unis la font confectionner par leur tailleur de quartier.
Les élégantes recherchent quant à elles des modèles de Paris ou Milan dans les magazines, qu’elles demandent à leur tailleur d’adapter à leurs mensurations. S’installe alors un complexe qui ne dit pas son nom, qui discrédite les vêtements traditionnels et les renvoie à la ruralité de façon péjorative.
Dans les années 1970, une décennie après les Indépendances, s’habiller à l’occidentale est perçu comme une émancipation et non comme le reflet d’une forme d’aliénation. La haute couture fascine les tailleurs africains qui aspirent à se former auprès des grandes maisons de couture. Des lors, nous entrons dans l’audace des créateurs du vestimentaire hybride.
source : Anne Grosfilley, l’Afrique à la mode