les Noirs africains ont besoin d’être apaisés et de reprendre confiance en eux-mêmes pour avancer. Cela sera impossible tant qu’ils n’auront pas retrouvé le plein usage de ce qui fonde leur identité, c’est-à- dire leurs langues, vecteurs de leurs cultures et de leur mémoire. On ne saurait pas se développer harmonieusement chez soi dans la langue d’autrui, surtout quand on ne l’a pas choisie.
L’Afrique noire a déjà beaucoup oublié : où sont ses fêtes, ses prénoms, les moments essentiels de son évolution, sa pensée ? Où sont les modèles auxquels se réfère toute jeunesse ?
Il ne s’agit pas de se perdre dans une nostalgie folklorique, mais de renouer les fils d’une mémoire effilochée. La France a inscrit ses langues régionales dans sa Constitution comme relevant du patrimoine national ; des régions d’Europe s’emploient à faire revivre dans leurs cultures ce que le christianisme et le capitalisme ont affaibli : comment peut-on se permettre de penser que l’Afrique noire n’a pas le droit de préserver ses langues ?
Que l’on nous comprenne bien : il ne s’agit nullement, dans notre esprit, d’un repli sur soi ou du rejet des langues européennes ; nous affirmons simplement que les langues africaines ne doivent pas être absentes de l’école africaine.
Qu’elles cohabitent avec les langues européennes, pourquoi pas, dans la mesure où une langue supplémentaire est toujours un enrichissement ? De toute façon, il faudra du temps pour que les langues africaines soient pleinement opérationnelles sur l’ensemble de l’échelle scolaire, car la colonisation, en les refoulant à l’arrière-plan, les a coupées de l’enrichissement naturel qu’elles auraient pu tirer de leur contact pacifique avec des langues étrangères. Elles n’en ont pas moins emprunté, empruntent et emprunteront encore aux langues européennes pour dire le monde. De ce point de vue, il n’y aura pas de rupture, parce que les langues européennes sont une composante, mais une composante seulement, du patrimoine linguistique des Africains.
Si les Noirs africains s’accrochent farouchement à leur monde qu’ils veulent immuable, c’est parce qu’ils l’aiment et s’y plaisent malgré tout, mais aussi parce que leurs cultures leur semblent toujours menacées par les anciens colonisateurs qui, après leur avoir pris leurs terres, n’ont pas renoncé à s’emparer de leur âme. L’âme d’un peuple se loge dans sa langue, or les langues africaines, souvent reléguées au second plan alors qu’elles ont pour vocation de devenir officielles et nationales, sont encore souvent considérées comme des dialectes par l’Occident, qui s’emploie à en contrer l’enseignement.
À ce jeu-là, le risque est grand que les Noirs africains favorisent la langue de leurs nouveaux partenaires économiques, la Chine et l’Inde. À moyen terme, en effet, une Afrique noire enseignant le chinois ou le hindi comme langues secondes, devant les langues européennes, n’est pas une hypothèse farfelue. Que l’influence d’une ancienne puissance coloniale comme la France connaisse un tel recul serait pathétique. Même si sa place diminue de jour en jour, la langue française verrait son rayonnement faiblir brusquement, pour ne plus toucher que l’Hexagone – la France étant en vérité le seul pays entièrement francophone de la planète, avec quelques confettis suisse, belge, québécois, américain, et les DOM-TOM – et perdrait ainsi les centaines de millions de locuteurs qu’elle pourrait compter en Afrique noire.
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C’est justement dans ce problème de langues que réside l’ambiguïté d’un projet tel que la Francophonie, communauté des usagers de la langue française. Il y a peu, nous ne lui trouvions encore que des vertus, et il nous aura fallu du temps pour comprendre que nous réfléchissions en tant que produit intellectuel de la colonisation, ce qui est loin d’être le cas de tous les Noirs africains. D’abord, prétendre que les pays d’Afrique noire anciennement colonisés par la France sont francophones est un abus de langage : seule une faible proportion de leur population s’exprime en français, et rarement dans la vie courante de surcroît. Il serait donc plus juste de dire que ce sont des pays partiellement francophones. D’autre part, pour qu’un pays se mobilise autour d’une notion aussi importante que la langue, les adhésions doivent être volontaires et sincères ; or, les Noirs africains ne viennent à la Francophonie que parce qu’ils ne peuvent faire autrement. La France tire un double avantage national et international de cette communauté : sa langue est défendue et son rayonnement culturel s’en trouve renforcé.
Pour que les pays d’Afrique noire adhèrent au projet de la Francophonie et bénéficient eux aussi d’une large audience internationale, il faut leur laisser libre accès à leurs langues nationales. En plus de la langue française, la Francophonie devrait donc également défendre les langues des pays ayant le français en partage. Sinon, en préservant les privilèges déjà exorbitants d’une élite noire africaine et de la France, le français risque de rester une séquelle de la colonisation et un outil de perpétuation. Il va de soi que, s’il se rééquilibrait, cet outil de coopération devrait être rebaptisé pour être conforme à son nouvel objectif.
Enfin, parce qu’elle est elle aussi d’essence coloniale, quoiqu’on l’oublie souvent, la langue arabe n’a pas légitimité à devenir langue nationale en Afrique noire – dans les pays laïques, du moins, car là où l’islam est religion d’État et l’arabe langue dominante, les choses sont plus complexes. Les manuels scolaires véhiculent en effet plus que la langue : ils transmettent une culture. Or, cultures noires africaines et cultures musulmanes se rapprochent sur bien des points, et pas toujours les plus démocratiques, notamment la place de la femme, celle de l’individu, etc.
Si l’Afrique noire aspire à aller de l’avant, elle ne saurait emprunter cette voie, ou alors il lui faudra n’enseigner l’arabe à ses enfants qu’au moyen de manuels conformes à ses aspirations de changement.
src: Moussa Konaté l’Afrique noire est-elle maudite ?