Les « affres » dans lesquelles le numérique a plongé le cinéma l’ont, dans une certaine mesure, fait passer par un véritable processus de « transsubstantiation ». Aussi peut- on dire sans ambages que le cinéma n’est plus ce qu’il était ! À certains égards du moins. À un Bazin qui poserait aujourd’hui la question « Qu’est-ce que le cinéma ? », nous répondrions tout de go : « Il a bien changé, le cinéma, mon cher Bazin ; tu ne le reconnaîtrais plus ! » Car ce qui a changé avec le numérique, ce ne sont pas les films, ce ne sont pas tous les films, ce n’est pas tout du film, c’est d’abord et avant tout le cinéma lui-même…
Il y a eu le cinéma du XXe siècle, il y aura le « cinéma » du XXIe. De véritables cousins germains sur certains plans, des parents éloignés sur certains autres. Les facteurs de continuité et les facteurs de discontinuité ne sont pas du tout à proportions égales selon que nous envisageons les choses sous l’angle de la production, sous celui de la diffusion et de la réception, sous celui de la conservation et de l’archivage ou sous celui, encore, des régimes iconiques.
À côté de ces dimensions intrinsèques du média, on se doit aussi de comprendre le numérique dans la manière, disons extrinsèque, qu’il a de provoquer de nouvelles hybridations et convergences intermédiales. Et, sur ce plan encore, les choses ne sont ni univoques ni monolithiques. Si l’on assiste bien aujourd’hui à une mutation liée aux images multipliées, numériques et nomades, cette mutation ne touche pas forcément de la même façon tous les médias. La convergence des médias et la prolifération des écrans, toutes deux provoquées par l’avènement du numérique, nous contraignent à nous interroger sur les conséquences de l’éclatement des frontières entre les médias.
Nous l’observerons principalement à travers les axes qui s’imposaient d’emblée : l’ontologie de l’image filmique, les nouvelles pratiques de production et de création et les nouveaux modes de consommation des films.
Sur le plan de la création et de la production des images mouvantes
Tout d’abord, il est évident que le numérique tend à s’imposer partout. Avec des conséquences notamment sur le rendu iconique, sur la précision de la captation-restitution, sur le mode d’archivage (désormais dématérialisé), etc.
Des procédés comme la motion capture (la capture de mouvements) permettent d’enregistrer par codage numérique les différentes positions d’objets ou d’êtres vivants pour en traiter ensuite la réplique virtuelle sur ordinateur. Une restitution visuelle de ces mouvements en temps réel peut alors être stockée dans un fichier d’animation.
La technique numérique offre la possibilité d’une maîtrise quasi absolue de l’image, ce qui facilite le travail créatif de façon inédite. Alors qu’il est, à ses heures, nostalgique du bon vieux film d’antan, David Lynch décrit tout de même très bien ce luxe créatif inédit :
[…] charger la pellicule, ne pouvoir tourner que dix minutes, envoyer les films au laboratoire, ne pas voir tout de suite ce qu’on a tourné : ça n’a plus aucun sens. Le numérique a supprimé toutes ces contraintes.
David Lynch
Par ailleurs, les nouvelles générations de caméras numériques professionnelles, telle l’Alexa44 d’Arriflex, offrent un rendu d’une finesse et d’une netteté que l’on a crues longtemps réservées à l’argentique. Au-delà des nouveaux appareils et procédés qui font florès et qui se succèdent rapidement sur le devant de la scène techno-cinématographique,
non sans créer au passage leur petit effet novelty, il convient de s’interroger sur les impacts qualitatifs de l’enregistrement numérique. On le sait, celui-ci ne relève pas de l’empreinte lumineuse, mais procède d’un codage, autorisant d’emblée toutes sortes d’interventions.
On peut même considérer que la captation numérique de l’image se confond pour ainsi dire avec ce codage lui-même. Ce qui autorise transferts et traitements aussi aisés qu’illimités, dès lors que le codage permet par nature toute forme de manipulation. Ces caractéristiques définissent ce que Rodowick nomme l’« événement numérique », qui :
[…] correspond moins à la durée et aux mouvements captés qu’à la manipulation et à la variation d’éléments numériques discrets au sein de la mémoire et des opérations logiques d’un ordinateur.
Les données immédiatement encodées, donc dématérialisées, se prêtent ainsi, à la source même, à toutes les formes de maniement et de remaniement possibles, ce qui met en évidence la plasticité intrinsèque de l’image numérique. D’une certaine manière, c’est la conception traditionnelle du montage qui s’en trouve modifiée. D’abord parce qu’un montage que l’on pourrait qualifier d’intrinsèque existe d’emblée dans la production de toute image numérique : même lorsqu’elle n’est pas retouchée, elle est toujours/déjà une « traduction » par encodage, donc la résultante d’un montage en soi. Ensuite, parce que ces données déjà manipulées à l’origine par la dématérialisation se prêtent pour ainsi dire à toutes les autres formes de traitement et de reconstruction :
Le montage n’est plus ici une expression du temps et de la durée ; il désigne plutôt la manipulation de couches d’images devenues modulaires, sujettes à toute une variété de transformations algorithmiques. Voilà ce que je nomme l’événement numérique.
Le trucage pour tous
Cette maîtrise et cette maniabilité créatives que permet le numérique constituent un atout de taille pour les professionnels de la réalisation, elles sont aussi d’une accessibilité désarmante pour n’importe quel amateur un tant soit peu outillé. Les caméras et les systèmes de prise de vues performants sont offerts à bas prix sur un marché qui propose de nombreux appareils multifonctionnels, allant du iPhone à la webcam en passant par des caméscopes en tous genres.
De plus en plus de logiciels peuvent être utilisés, non seulement pour la retouche des images, comme le célèbre Photoshop, mais aussi pour la création d’images, littéralement, ainsi que pour le montage. Un amateur face à son ordinateur peut assez rapidement, on le sait, tirer parti d’un logiciel comme iMovie ou Final Cut Pro.
Il est intéressant de noter à cet égard que, depuis les années 1990, le logiciel Avid a gardé de longues années le monopole du montage numérique professionnel dans l’industrie du cinéma. Après qu’Adobe ait lancé le logiciel Premiere (1992), Apple a développé en 1999 le logiciel de montage à usage domestique Final Cut. Ce logiciel a eu beaucoup de succès, au point de devenir un concurrent sérieux d’Avid, même sur le marché professionnel.
Pour répondre à cette concurrence, Avid a lancé sa version domestique (Avid Xpress) avec un succès mitigé : « Selon certaines évaluations, Final Cut Pro doit avoir aujourd’hui 40 % du marché (contre 25 % pour Avid57). »
En tout cas, ce qui précède vient indirectement confirmer l’interpénétration croissante, à l’ère du numérique, des sphères domestique et professionnelle dans la production d’images filmiques.
Du point de vue d’une anthropologie de la pratique filmique, on peut saluer (ou redouter, selon le point de vue adopté) la réduction, voire la suppression, de la distance entre les mondes professionnel et amateur, en raison notamment de la prolifération des téléphones portables. N’importe quel usager d’une caméra numérique bon marché peut de nos jours s’ériger en créateur-cinéaste.
Ces déplacements dans les usages et cette nécessité de comprendre les nouvelles formes d’élasticité intermédiale apparaissent bien dans ce commentaire tiré du journal Libération publié à l’occasion de l’édition 2011 du Festival de Cannes (avec en page couverture ce titre emblématique : « Le dernier Festival de Cannes ? ») :
La fameuse phrase de Truffaut, « Tout le monde a deux métiers, le sien et critique de cinéma », n’a cessé de se confirmer comme le prouvent les commentaires de films qui pullulent sur le Net, mais on peut dire que l’on s’approche à grands pas d’une étape où un nouveau Truffaut pourra dire d’un air entendu : « Tout le monde a un métier, le sien et cinéaste. »
Car l’acte de filmer – avec son téléphone portable, sa webcam ou en utilisant du matos à bas coût mais techniquement à hauteur professionnelle, comme l’appareil photo Canon 5D – s’est démultiplié.
On peut disserter avec romantisme sur la mort du cinéma ou s’affoler de son extraordinaire plasticité. Notons l’aspect marquant de la dernière phrase de la citation. Didier Péron évoque ici la « mort du cinéma », mais, de la même manière qu’Arnoux le professait en 1928 (et de la même manière que nous le professons nous aussi), pareille « mort » peut être vue comme une disparition ou comme une nouvelle naissance. Ou, encore, comme les deux à la fois.
L’extrême malléabilité du cinéma lui permet de survivre, sous une autre forme, à tous les soubresauts que l’Histoire lui réserve. Il y a certes quelque chose qui meurt, à l’occasion, mais le cinéma, lui, ne meurt jamais, car il est fait d’un « tissu » d’une plasticité telle qu’il lui est possible de se reformer après avoir été étiré dans un sens ou dans l’autre. C’est ce que dit au fond
it is evident in my estimation that the discourses I have been discussing here in resist the notion of a final closure to the medium within they are inextricably bound; hence the propensity of death-of-cinema discourses toward a possible “revitalization” of the cinema, or postulations of a “post-cinema” moving-image regime, rather than toward the cinema’s pure and absolute negation.
Source : La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique by André Gaudreault
Philippe Marion 2013